Paroles

Les quotas ou re-dessiner
le monde théâtral

Longtemps, je n’ai pas su quoi penser des quotas homme-femme dans le milieu théâtral. J’oscillais entre le « oui » et le « non ». Comme beaucoup d’entre nous, j’espérais surtout que les mentalités changent en profondeur, sans jamais avoir à passer par des chiffres-camisoles. Mais aujourd’hui, je me demande s’il n’est pas contre-productif de parler des quotas comme d’une mesure liberticide et superficielle. Et si, envisagés comme une mesure provisoire, ils ne traceraient pas, au contraire, le plus sûr chemin vers l’accueil et la reconnaissance des compétences des femmes de théâtre.

 

On parle des inégalités, sans parvenir à lutter contre


Ce n’est pas une nouveauté. On le sait, on le dit. 
 
Mais visiblement le dire ne suffit pas. On acquiesce, on se redit souvent « bah oui évidemment », mais rien ne change. 
 
Pourtant, parler de la représentativité des femmes dans le monde de l’art, ce n’est pas une idée, ce n’est pas abstrait. C’est de mes collègues et collaboratrices, d’une partie de mes équipes, et de moi enfin qu’il s’agit. Et si on excepte quelques individus à la misogynie assumée, j’ose penser que nombre d’artistes hommes et femmes se rejoignent sur le constat de ces inégalités. Alors, au nom de quoi, en 2020, acceptons-nous collectivement de les voir se perpétuer ? 
 
Rappelons qu’il existe une mesure qui, en théorie, ne serait pas très compliqué à mettre en place : l’instauration de la parité à la tête des institutions et au sein des programmations théâtrales. De tels quotas auraient l’avantage de rétablir, de fait, une juste représentativité d’un monde habité d’autant de femmes que d’hommes. Egaux en droits, tous singuliers. De fait, ils rendraient visibles une partie des femmes qui pensent et qui créent encore bien souvent dans l’ombre et leur permettraient de faire partie du monde public. Et c’est très important car, on le sait, la présence de femmes à la tête d’institutions, de projets, d’instances décisionnaires, de postes à responsabilité indique aux autres femmes que « c’est possible », là où leur absence murmure « c’est impossible » ou, au mieux, « ça va être dur ».
 
Les quotas qui permettraient d’impulser un changement immédiat dans l’accès au monde théâtral font pourtant l’objet de bien des réticences. Que révèle cette résistance aux quotas ? Que nous apprend-elle de nos fonctionnements inconscients ? 
 
 
 
Les quotas, ennemis du mérite ?



Dans le milieu culturel, certaines femmes ont peur que l’instauration de quotas fasse de l’ombre à leur mérite. Parmi elles, des femmes qui postulent en tant que directrices d’institutions théâtrales se disent notamment « je n’ai pas envie d’obtenir ce poste parce que je suis une femme, mais parce que je suis compétente”. En tant que metteuse en scène, je les comprends. Elles réclament un monde qui les reconnaîtrait, les respecterait en tant qu’êtres humains. Au nom de cet idéal, elles s’arment de patience et préfèrent attendre que le changement s’opère de lui-même. 
 
Mais constatant qu’elles ne sont reconnues à leur juste valeur, les femmes tentent aujourd’hui de se rassurer. J’ai lu récemment avec étonnement les mots d’une artiste qui soutenait, pour encourager les autres, qu’il fallait « continuer à être bonnes, à s’améliorer, à travailler » et que « ça finirait par payer ». Pourtant, nous avons la preuve que l’assiduité et la compétence n’ont rien à voir avec le fait que les femmes n’accèdent que rarement à des postes à responsabilité. Je constate en revanche, qu’elles considèrent comme normal le fait que ça leur soit plus difficile et qu’il faille s’investir deux fois plus.
 
Et, plus grave, j’y vois un effet pervers. En effet, bien souvent, dire qu’on veut accéder à un poste à responsabilité « parce qu’on est compétente » et « pas parce qu’on est une femme », c’est sous-entendre que le manque de compétence des femmes serait « la raison » pour laquelle elles n’ont pas eu accès à ces postes jusqu’à maintenant. Une manière de retourner contre soi le discours majoritaire, en se distinguant des autres femmes, qui ne mériteraient pas ce poste. Autrement dit, de se sentir exceptionnelle d’avoir réussi « malgré » la difficulté. D’incarner la sur-femme qui a réussi au sein d’un monde hostile, un monde d’hommes. Qui aura tout intérêt elle aussi à ne pas voir d’autres femmes se distinguer, sans quoi elle perdrait son statut particulièrement méritoire.
 
J’aimerais donc inviter les femmes à reconnaître qu’elles peuvent être inconsciemment attachées à ce qui leur a été imposé tout au long de leurs parcours (se battre, être patientes, ne pas démériter). Habituées aux obstacles, certaines sont prêtes à redoubler d’effort, même si cela ne leur apporte rien professionnellement et artistiquement parlant. La peur de perdre le statut méritoire de « la figure d’exception » ou de passer pour des « opportunistes » et des « privilégiées » qui «bénéficieraient » des quotas, leur fait accepter d’être patientes, toujours plus patientes. Mais que se passerait-il si les portes des théâtres, longtemps injustement fermées, s’entrouvraient enfin pour un plus grand nombre d’entre elles ? Ne serait-ce pas enfin l’occasion de multiplier les points de vue, par la diversité des approches, et de prouver, s’il le faut encore, que « l’art au féminin » n’existe pas ?


Les quotas, menace pour la « liberté de choisir » ?


L’idée des quotas femme-homme dans le milieu théâtral, suscite également le rejet de ceux et de celles qui devront les appliquer. Au motif farfelu qu’iels « ne seront plus libres de choisir en fonction de la qualité du projet ». Mais si on aime beaucoup invoquer la liberté dans le milieu artistique, de quelle liberté est-il ici question ?
 
Rappelons tout d’abord que pour « ne plus être libre de choisir », il faut déjà « avoir pu » choisir. Ceux qui ne pourront plus choisir sont donc en grande majorité des directeurs, des hommes actuellement en poste à responsabilité dans le paysage théâtral. Même si, sans surprise, des femmes n’hésitent pas à reprendre à leur compte cet argument.
 
Et si ces dernier·ère·s ne se sentent plus libres de choisir, dès lors qu’on leur impose qu’il y ait des femmes dans leur saison théâtrale, ou quand il s’agit de voter pour un poste de direction d’un grosse institution subventionnée, ne font-iels pas malgré eux l’aveu d’autre chose? 
 
Car dans quel cas exactement la qualité d’une programmation pourrait-elle être menacée par le simple fait de devoir y introduire des femmes ? Dans le cas où un·e programmateur·rice devrait « prendre la première femme venue » parce que le choix qui s’offre à lui ou elle est trop restreint. Puisqu’on sait que les femmes sont très nombreuses dans les écoles de théâtre, la difficulté ne vient pas du fait que les femmes n’ont pas pu développer leurs compétences artistiques. Si un·e décisionnaire ne connaît pas assez d’artistes femme pour se sentir libre de choisir parmi elles, c’est par manque de curiosité et parce qu’il ou elle n’est pas habitué·e à les regarder, à les regarder de cette manière-là. Le milieu théâtral féminin est particulièrement victime de ces boysclubs qui s’ignorent. Et la présence de quelques femmes à leurs côtés ne suffit pas à inverser la tendance, surtout quand elles protègent ce qu’elles ont durement gagné. Il serait préférable, quand on occupe ces postes de pouvoir, d’oser admettre qu’on manque d’aptitude à voir juste : admettre ce que, dans le fond, nous savons tous, que nos regards sont conditionnés. 
 
Ainsi décortiqué, un tel argument peut surprendre quand il émane d’un milieu artistique. Mais comme le rappelle le sociologue de la culture Stéphane Moeschler, «dans le domaine de ce qu’on doit appeler la domination masculine, on n’est pas dans l’inversion de la société mais tout à fait dans le reflet, et finalement on y retrouve les mêmes structures et les mêmes stratégies que dans les autres domaines, peut-être même en pire parce que c’est un milieu qui les dénie probablement plus parce qu’il se voit justement comme progressiste ».
 
Et en effet, je trouve particulièrement étrange d’invoquer la « liberté de choisir », si cela revient à choisir uniquement parmi ce qui est « déjà-là » et immédiatement « visible ». Etonnant aussi de vouloir protéger ce que l’on fait déjà, automatiquement, sans y penser, au sein d’un milieu artistique qui se réclame de progressisme et de capacité à la remise en question. Lorsqu’iels discréditent ou éloignent les femmes des instances de décision, sous prétexte de goût esthétique, de penchants artistiques, la plupart des décisionnaires du milieu théâtral ne reconnaissent pas qu’ils cèdent à la force d’une habitude. Ce n’est pas ce que j’appelle être libre. 
 
Et si certain·e·s trouvent trop contraignant d’appliquer des quotas, il leur sera toujours possible de demander de l’aide ou de passer la main. Car si pour certain·e·s en fonction, la tâche paraît trop grande, c’est loin d’être le cas de tou·te·s. Et, probablement moins le cas de femmes déjà habituées à choisir parmi les artistes femmes et hommes. Admettons-le, respecter des quotas est d’autant plus difficile qu’on ne remet pas en question son pouvoir décisionnaire. 
 
Et si, en toute bonne foi, il reste compliqué pour ces mêmes programmateur·rice·s de découvrir le travail de metteuses en scène ou de recommander leurs collègues femmes, pourquoi ne cherchent-ils pas plutôt à répondre à la question suivante : où commence l’invisibilisation des femmes artistes et comment y remédier efficacement? 

Osons admettre aujourd’hui que le problème est systémique et que nous échouons collectivement. Car l’admettre, c’est reconnaître que nous avons besoin de quotas, sans passer nécessairement par une culpabilité mal placée.
 
 
 
Mettre en place de nouveaux quotas


Pour être contre les quotas au motif qu’ils « contraignent en légiférant », il faudrait en effet ignorer ou nier volontairement que nous héritons d’un cadre historique et culturel. Avons-nous oublié que pendant des siècles, le quota était de 100 en faveur des hommes dans le milieu théâtral ? 
 
En proposant l’application de nouveaux quotas, il n’est donc pas question de contraindre « une liberté », une « pratique naturelle », des « goûts spontanés », par « une loi artificielle et froide ». Il est question de remplacer un cadre culturel implicite et inconscient, qui valorise les hommes au profit des femmes, par un cadre explicite, conscient et plus juste, qui redonne aux femmes la place qui leur est due dans le milieu théâtral.
 
Donc plus que les quotas, ce sont les modalités de ces nouveaux quotas qui devront faire l’objet d’amples concertations. Je propose de créer des groupes de travail transversaux au sein desquels artistes hommes et femmes, directeurs et directrices d’institutions culturelles, sociologues, politiques se pencheront concrètement et durablement sur la question, pour élaborer ensemble une loi adaptée. 
 
Il s’agira autant de réfléchir à la durée provisoire pendant laquelle les quotas doivent être appliqués, que de s’interroger sur la pertinence de quotas paritaires au profit de quotas avec un minimum de 50% de femmes, pour ré-équilibrer la balance. Il faudra se demander s’il est plus pertinent d’imposer la parité au sein des équipes artistiques (comédien.n.es, technicien·ne·s confondu·e·s) ou au plateau (comédiens, comédiennes). Car il est facile d’imaginer les problèmes qui pourront être rencontrés avec une application stricte de tels quotas. Mais ne devrions-nous pas plutôt penser à ces cas comme à des exceptions et envisager un système de cas dérogatoires qui justifieraient autrement leur attention portée à la diversité sur une saison complète ? 
 
Quoi qu’il en soit, l’argument selon lequel les pièces de théâtre se composent de trop de rôles masculins pour qu’une telle loi soit appliquée, reflète bien à quel point le serpent se mord la queue. Ne serait-ce pas l’occasion de ré-écrire des pièces qui donnent la part belle aux comédiennes, aux femmes, et qui passent le test de Bechdel, pour contrebalancer le trop grand nombre de pièces qui les oublient ? 
 
Il sera aussi nécessaire d’envisager sérieusement des alternatives aux quotas un peu moins connues. Telles que, par exemple, l’obligation à rendre compte annuellement d’une attention portée à la diversité au sens large, incluant le genre, mais aussi la couleur de peau. Car la question des quotas homme-femme est évidemment cousine de la sous-représentativé des personnes non-blanches dans nos institutions. Il faut donc envisager ces questions de manière transversale, quand on constate que les institutions sont encore en 2020 majoritairement dirigées par des hommes blancs. Dans ce domaine, nos yeux usés auraient besoin de nouvelles lunettes.
 
Et parce qu’il ne suffira pas d’instaurer des quotas pour que les mentalités changent, il faudra impérativement mener une réflexion plus globale, en partant de constats sociologiques, sur l’invisibilisation et ses mécanismes. Et ainsi s’interroger sur la sensibilisation à ces questions dans les écoles publiques, au sein des écoles de théâtre, jusqu’aux lieux qui proposent des résidences, et au sein des théâtres, pour que programmateurs et programmatrices réalisent qu’ils peuvent donner autant leur chance aux femmes qu’aux hommes. 
 
 
 
Se donner les moyens de changer 

 

Bien sûr, je rêve toujours d’un monde théâtral au sein duquel les quotas seraient inutiles. Mais puisque la conscience d’une inégalité systémique, absurde et violente ne semble pas suffire,n’ayons pas peur d’une loi provisoire. Quand elle est juste, la loi nous protège de nous-même, de nos réflexes culturels, de nos mémoires ancrées. Et j’entrevois ici comme elle peut modifier notre manière d’habiter le monde, et re-dessiner le paysage théâtral en profondeur.
 
Car à la déficience d’un système qui glorifie la reproduction du même, le quota répond tout simplement par une invitation à la curiosité. Il me semble qu’il nous murmure, comme le fait un·e artiste, « reconsidère ce qui est sous tes yeux, pars à la recherche de ce qui est invisible, intéresse-toi au monde et défend le pour ce qu’il devrait être ». 
 
 
 
J’ai commencé à écrire ce texte en juin 2020, pendant que je participais au groupe de réflexion « Un futur pour la culture » aux côtés d’artistes et membres d’institutions culturelles belges.
 
Confrontée à d’autres points de vue sur les réponses à apporter aux inégalités homme-femme, j’ai eu la sensation que, dans notre agitation, nous voulions balayer ou régler trop vite le problème, sans chercher à comprendre, ensemble, les raisons systémiques qui nous empêchaient d’avancer. 
 
Cet article est une commande du Webzine BELA. Une version synthétique du propos a été publiée sur leur site, le 11 septembre 2020 : www.bela.be.